Il y a soixante ans, à sa naissance, elle marchait sur deux jambes, l’une parlementaire, l’autre présidentielle. Aujourd’hui, elle claudique. Elle irradiait deux pouvoirs, l’exécutif et le législatif. Elle s’oriente autour d’un seul astre solaire : le président de la République.
La vie politique s’organise désormais comme un système solaire centré sur la planète élyséenne. Tout tourne autour du président. Tout est organisé par lui. Le Premier ministre n’est plus le chef de la majorité, mais un simple satellite de l’astre élyséen. L’élection et la légitimité des députés de la majorité procèdent également de l’élection du président. Même pour les leaders de l’opposition parlementaire, la seule référence majeure est le chef de l’État. Le président de la République est un président soleil autour duquel tournoient les planètes de la majorité et de l’opposition nationale.
L’Élysée au coeur du système, le Parlement simple satellite
L’Assemblée nationale est perçue comme une scène de théâtre. Les journalistes spécialisés sont assimilés à des critiques chargés d’en assurer la chronique quotidienne. Ces experts évaluent la performance des acteurs, décernent les bons et mauvais points, lancent ou écourtent les carrières. Qu’elle passionne, divertisse ou écoeure le public, cette chronique parisienne s’éloigne de plus en plus des enjeux politiques réels.
La mise en oeuvre de l’interdiction du cumul des mandats accentue ce processus. Les députés sont tiraillés entre deux exigences, l’une locale l’autre nationale, dont le sens apparaît assez flou.
La fracture se creuse entre l’État et les élus territoriaux. Les élus locaux se muent en force de résistance face aux pratiques qu’ils jugent centralisatrices de l’exécutif incarné par ce président solaire.
Cette dérive n’est pas fructueuse. Ni pour le président de la République, ni pour notre système démocratique.
Une dérive subie
Le président soleil est au coeur du système, pour le meilleur et pour le pire. Il a la puissance de celui qui règne au sommet de la pyramide, mais il est aussi celui vers lequel remontent chaque jour toutes les acrimonies. Il est la cible de toutes les critiques, de toutes les impatiences, de toutes les incompréhensions. Il est le héros du feuilleton politico-médiatique quotidien. Qu’il le veuille ou non, il est le seul à l’alimenter. À chaque jour son message en forme de coup de com’ obligatoire. Inéluctablement, le président est dans l’incapacité d’écrire un chapitre entier sur la durée. Page par page, il fournit un épisode quotidien aussitôt mesuré en termes binaires : les « pour » et les « contre ».
Cette situation n’est pas tenable pour notre système démocratique, car elle dévitalise l’action politique en la réduisant à une succession de confrontations entre un homme et ses rivaux. L’Assemblée illustre ces affrontements perpétuels, mais stériles et éphémères. Le suivant chasse le précédent, et le débat parlementaire s’épuise sans jamais s’enrichir. Dans ce système dominé par la prochaine échéance du scrutin présidentiel, n’existent que les groupes politiques dont le champion peut prétendre à la candidature suprême. Pas de présidentiable, pas d’audience. Ce phénomène explique la forte présence de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et dans une moindre mesure du RN de Marine le Pen. Il explique la discrétion des autres groupes. Ils ne disposent pas d’un présidentiable au Palais Bourbon.
Cette évolution vers un système présidentiel a été progressive, sans avoir jamais été envisagée ou réfléchie dans son ensemble.
Mis en place sous la présidence de Jacques Chirac, amorcé avec l’élection de Nicolas Sarkozy, confirmé par le mandat de François Hollande, incarné par Emmanuel Macron, ce mouvement conduit à élire tous les cinq ans un président qui sera inévitablement conduit à ployer sous les critiques et à passer le reste de son mandat à essayer de remonter la pente avant la prochaine élection.
Le premier coup porté à l’équilibre de la Cinquième fut l’élection du président de la République au suffrage universel décidée en 1962. Ce lien entre le chef de l’État et ses électeurs renforce la légitimité du président et sa prééminence. Il est inconcevable aujourd’hui d’y revenir.
Valéry Giscard d’Estaing tente de rééquilibrer les pouvoirs en permettant à soixante parlementaires de saisir le Conseil Constitutionnel en 1974. Une réforme à contre-courant du mouvement vers la présidentialisation du régime.
Sous la pression de la cohabitation, Jacques Chirac et Lionel Jospin instaurent le quinquennat en 2000. La réforme avait été amorcée par Georges Pompidou vingt-sept ans plus tôt, mais ni VGE ni François Mitterrand n’étaient passés à l’acte. Les cohabitations à répétition et le double septennat de François Mitterrand achèvent de convaincre l’opinion. Jacques Chirac concède un quinquennat sec. Mais il ne peut s’opposer à un ultime ajustement décidé par Lionel Jospin les yeux rivés sur la présidentielle de 2002.
Suite à la dissolution de 1997, l’Assemblée aurait dû être renouvelée en mars de la même année, juste avant la présidentielle. Un hasard de calendrier supposé se répéter tous les cinq ans du fait de la durée identique des deux mandats, exécutif et législatif. Cette chronologie électorale n’allait-elle pas avantager le président sortant ? Était-elle conforme à l’esprit de la Constitution depuis l’élection du président au suffrage universel direct ? Ne laissait-elle pas en place le piège de la cohabitation ? Ces questions électorales prédominent plutôt que des considérations de philosophie politique.
Pourtant, cette modification acquise à l’Assemblée renverse durablement l’équilibre institutionnel entre le Président et Parlement. Les défenseurs de cette inversion du calendrier, Raymond Barre et Michel Rocard avaient pourtant bien décrit le risque que cette réforme présentait, même si à leurs yeux, à l’époque, l’argument plaidait en sa faveur. « L’unique référence qui maintient une majorité dans la loyauté et la responsabilité, c’est celle qui s’est forgée dans l’élection présidentielle suivie des législatives » écrivaient-ils dans une tribune publiée par le Monde. Aujourd’hui l’unique boussole de la majorité dépend bien de la force d’attraction de l’astre présidentiel.
C’est ainsi, qu’au terme d’une cohabitation belliqueuse, le président de la République est devenu le président soleil, astre central du système politique français.
Jacques Chirac fut le premier à expérimenter cette réforme, mais dans un contexte très particulier. Non seulement il était l’héritier d’une forte culture parlementaire, mais il avait été élu face à Jean-Marie Le Pen. Estourbie par ce 21 avril 2002, l’opposition de gauche, principale force d’opposition à l’Assemblée, n’a plus de présidentiable. Le second mandat de Jacques Chirac est marqué par l’ascension d’une étoile solaire dans sa propre galaxie.
Le duel entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, au charisme diamétralement opposé, mais affirmé, démontre combien la personnalité du candidat prime sur la composition de son éventuelle future majorité parlementaire. Nicolas Sarkozy recrutera ses fidèles au fur et à mesure qu’il approche de la victoire. Trop solaire pour les socialistes, Ségolène Royal en a payé le prix.
Critiqué pour son hyper-présidence, Nicolas Sarkozy était en réalité le premier véritable président soleil, mais contrarié. Il impose une posture qui n’est pas encore évidente. Il justifie son casting ministériel et ses réformes au motif qu’ils ont été validés par le vote des électeurs à la présidentielle. Constituée d’élus lestés de divers mandats autres que celui qu’ils pouvaient devoir au président, ses troupes ne sont pas totalement dociles. Le président devient malgré tout le puissant aimant de son camp. Tout revient à lui. François Fillon doit attendre l’échec du président sortant pour laisser libre court à sa lumière personnelle.
En 2012, la campagne présidentielle intègre pleinement ce changement de culture. Elle se transforme en un référendum pour ou contre l’astre sortant. François Hollande l’emporte, mais il refuse d’assumer le rôle du président soleil. Au lieu de se placer au firmament du système, il prétend être un président normal. Accusé de ne pas incarner la fonction élyséenne, il ne se remettra pas de ce contresens.
En 2017, se tient la quatrième élection placée sous le règne du président soleil. Les électeurs se sont approprié cette culture politique. Ils désirent un président qui réorganise toute la galaxie.
François Fillon en est la première incarnation. Il assume sans ciller une politique de rigueur et dessine une nouvelle autorité attractive à droite.
Brûlé pendant la campagne, il ouvre la voie à une promesse solaire encore débridée. Emmanuel Macron revendique ouvertement la volonté d’inventer un autre système solaire à partir d’une démarche plus personnelle qu’idéologique.
L’inventeur d’En Marche!, Marine le Pen et Jean Luc Mélenchon sont les héros au tempérament de feu de cette campagne présidentielle. Chacun domine son parti. Le léger rééquilibrage des législatives offrant le premier groupe d’opposition à LR n’y change rien. Le système a complètement basculé.
Car une dernière réforme se profile qui déséquilibre encore davantage la pratique démocratique : le non cumul des mandats. Elle correspond à une attente de l’opinion. Les Français vomissent les cumulards, ces profiteurs du système. Certains élus avertissent du risque de déconnexion de ces futurs élus sans ancrage. Ils renâclent face à la réforme mise en oeuvre par François Hollande, mais ils ont bien du mal à défendre leur point de vue. Ils passent pour des rétrogrades, pire, pour des politicards.
L’Assemblée élue en juin 2017 est le fruit de ces réformes successives jamais mises en perspectives. Quatre cent trente nouveaux députés, dont une grande partie issue de la majorité, s’installent pour la première fois au Palais Bourbon. Ils ont à coeur d’investir leur rôle de législateur, mais très vite, alors qu’ils siègent jour et nuit jusqu’au début du mois d’août, des inquiétudes s’élèvent. Quel est le sens de ces longs débats répétant les mêmes arguments quand, au fond, il s’agit simplement de mettre en oeuvre les promesses de campagne du président. Beaucoup de débats, de discussions, de batailles parlementaires, mais au final, le désir du président l’emporte.
Quand ils retournent enfin dans leur circonscription, c’est pour s’entendre reprocher leur absence sur le terrain et leur discrétion à Paris. Seule existe la parole fortement médiatisée, nécessairement polémique ou pittoresque. Ce système solaire accentue les contrastes et sature les nuances.
Les voix discordantes sont par nature peu nombreuses. Quand l’organisation repose sur le collectif d’un parti, un point de vue nuancé peut s’inscrire dans le cadre d’un courant de pensée interne. Son auteur n’est pas seul. Dans un système structuré autour de la victoire suprême d’un seul homme, la dissemblance devient une divergence vis-à-vis de cet homme. Elle est donc rare, solitaire, et sans véritable portée.
Que pèse un député de la majorité, redevable de son élection au président ? Emmanuel Macron lui-même considère sa majorité comme le gage de sa capacité d’action pour cinq ans. À l’automne 2018, au moment où il a bien du mal à expliquer son action sur la durée, du fait même de ce système, le président pose ce constat : “ le mandat du chef de l’État, c’est cinq ans. Je travaillerai jusqu’au dernier jour. Nous avons une majorité parlementaire qui nous permettra de faire. Le système américain est différent. Il y a des élections, à la chambre des représentants comme au Sénat, qui peuvent affecter la capacité de l’exécutif à faire. Ce n’est pas le cas en France. » (JDD du 30 septembre 2018) La majorité est un outil au service de l’action du président soleil. Un outil acquis pour les cinq années de son mandat.
Emmanuel Macron n’a pas inventé cette dérive institutionnelle. Il l’a comprise mieux que tout autre et s’y est mû jusqu’à présent avec aisance. Le système doit-il pour autant rester en l’état ?
Interessante nouvelle vision du quinquennat.
J’aimeJ’aime