Tunisie, solidarités féminines, communauté francophone

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Elles s’appellent Zohra, Neila, Leyla, Bochra, Amina, Habiba, Yosr, elles sont tunisiennes. Nous sommes Jacqueline, Micheline, Corinne, Julia, Mylène, Anja, nous sommes françaises ou suisse. Nous nous sommes rencontrées en Tunisie dans le cadre de l’association Femmes Forum. Il s’est passé entre nous toutes quelque chose que je ne peux raconter que de mon point de vue. Délibérément subjectif. Récit de la rencontre entre des femmes qui se reconnaissent notamment parce qu’elles parlent la même langue.

Accueil précautionneux des touristes

Une évidence tout d’abord. Il est impossible d’aborder ce séjour en Tunisie sans parler de l’hospitalité du pays. Trois ans après les attentats atrocement meurtriers de 2015, les touristes commencent à revenir. Les chauffeurs de taxi, les employés du musée du Bardo, les marchands de la médina déploient, tous, des trésors de gentillesse. Dans chaque échoppe ou allée de la médina, chez chaque conducteur de voiture, on sent la même envie de nous retenir, de nous proposer davantage de services, davantage de souvenirs à acheter. Mais on perçoit également qu’après deux années de disette, ce besoin vital se brime de lui-même, afin de ne pas effrayer ce premier élan touristique tant espéré. Nous sommes dans un pays convalescent, dans une démocratie en cours de reconstruction, profondément blessés par des islamistes et des terroristes. Nous savons cela, et c’est bien ce qui nous motive avant de rencontrer ces femmes tunisiennes.

Bochra Bel Haj Hmida en est la figure la plus emblématique. À la demande du président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, cette avocate élue députée a présidé la COLIBE, la commission chargée de recenser les modifications nécessaires pour que les lois tunisiennes respectent la Constitution de 2014. Mais avant son intervention, un premier tour de table démontre combien les femmes présentes sont investies dans la « chose publique » – res publica – de leur pays. Que ce soit sur le plan politique, civique ou professionnel.

Déterminées et impliquées

Neila Benzima explique qu’en plus de diriger sa société, elle a créé une association destinée à valoriser les apports des nouvelles technologies. Le « manque d’éducation »  expose les ingénieurs à un certain « obscurantisme » alors que ce secteur constitue un levier d’emplois et de développement important. Neila a également ouvert un centre culturel à Tunis et envisage d’en ouvrir un autre dans le sud-est du pays, car la « culture doit se propager dans toute la Tunisie, y compris à l’intérieur du pays ». « La Tunisie a connu son émancipation par l’éducation des femmes », insiste-t-elle.

Leyla Hamrouni était enseignante avant de devenir députée. Issue d’une formation créée dans la clandestinité, elle n’ignore pas les difficultés de la vie politique tunisienne. « Les balbutiements qui précèdent la création d’un mouvement prennent des années de débats. C’est passionnant » dit-elle avec un enthousiasme lucide.

Bochra expose la démarche de la COLIBE notamment sur les droits individuels. Il s’agit de vérifier leur compatibilité avec la Constitution. Quand celle-ci consacre le droit à la vie, la peine de mort contrevient à ce principe et devrait être abrogée. La Colibe relève également l’imprécision de certains principes fondés sur le concept assez flou  de « moralité publique ». Cette notion permet de poursuivre les homosexuels, sans véritable fondement juridique précis, en contradiction avec le principe d’égalité entre citoyens.  La COLIBE aborde également la distinction entre musulmans et non-musulmans ou la capacité des handicapés à jouir de tous leurs droits, ainsi que la protection des enfants victimes de violences sexuelles. Concernant les droits des femmes, le rapport revient sur leur incapacité à se marier avec un non musulman (contrairement aux hommes), sur le délai de viduité après divorce ou veuvage, sur le principe de la dot versée au mari après consommation du mariage, ou encore sur le droit à l’héritage, différent selon le genre de l’héritier. C’est sur ce dernier point que le président Essebsi a souhaité légiférer en premier lieu, bien qu’il soit – ou justement peut-être parce qu’il est- à l’origine des plus fortes oppositions. Les débats au Parlement tunisien commenceront après l’examen du budget, en janvier 2019.

Zohra Driss, également députée, s’interroge sur la position future du mouvement Enhada exposé à la fois au regard de l’opinion internationale et à une pression interne.  Leyla livre une clé de lecture politique. L’année électorale à venir entrave la capacité de la classe politique tunisienne à « prendre toute sa part dans ce débat ». Fayza Benzima rappelle que la Tunisie est montrée du doigt pour son taux de divorces élevé. Un lien entre l’autonomie des femmes et ces divorces peut rapidement être établi. « Quand des jeunes divorcent, demandez-leur pourquoi ils se sont mariés, rétorque Bochra, le modèle de mariage traditionnel dans le cadre familial a vécu, mais le nouveau modèle n’a pas été créé. C’est l’une des causes des demandes de divorce par les femmes ». « Les jeunes se marient parce que c’est le seul moyen de vivre ensemble” renchérit Zohra. La discussion s’emballe. Les Françaises apportent leur point de vue.

Communauté de pensées par delà la Méditerranée

« La démocratie a besoin de confiance. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des personnes ou des outils, la confiance va de pair avec la transparence” assure Anja Wyden Guelpa. L’ancienne élue suisse s’interroge sur les dangers du digital quand il aboutit au scandale Cambridge Analytica, mais s’enthousiasme pour les civictech, qui permettent davantage de transparence et la participation des citoyens. Les interventions fusent autour de la table. Petit à petit, nous ne savons pas si nous parlons de la Tunisie, de la France ou d‘un autre pays. Les convictions soulèvent les mêmes interrogations, répandues sur les deux rives de la Méditerranée. Une femme peut-elle travailler et bien élever ses enfants ? Une députée doit-elle faire de son mandat son obsession ? Peut-on faire de la politique sans adhérer à un parti ?

La généticienne Habbiba Bouhamed Chaabouni ramène les discussions sur une ambition fondamentale et partagée. S’appuyant sur le parcours d’un ingénieur tunisien passé par un Bac technique avant de devenir chef de projet à la Nasa, Habbiba explique en quoi la formation pratique constitue non seulement un véritable enrichissement, mais aussi une porte d’entrée pour les parcours les plus accomplis. Habbiba estime qu’il conviendrait « d’apprendre aux jeunes à raisonner par la méthode de la controverse », reprenant la maxime de Montaigne : « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».

Dans le droit fil de cette ambition, Julia Maris, évoque alors cet étrange scrupule dont les femmes ont du mal à se dépêtrer : le « complexe de l’usurpateur ». Comme si, au fur et à mesure qu’elles grimpaient l’échelle de leur carrière, les femmes devaient se défendre d’avoir pris la place d’un homme. Complexe bien identifié de part et d’autre de la Méditerranée. Mais Julia, spécialiste des questions de Défense, s’intéresse plus profondément à la notion de sécurité – notamment face au terrorisme – totalement imbriquée avec le concept de Nation. La façon dont un pays considère sa sécurité et sa défense est intimement liée à son identité, à sa vision du monde et à l’éducation qu’il dispense.

« La Tunisie est l’un des premiers pays à avoir généralisé l’éducation, y compris dans les territoires les plus reculés, pour les garçons et les filles » rappelle justement Fayza Benzima. Professeure de littérature française puis d’histoire de l’art, faisant appel à Cicéron, Gilles Deleuze aussi bien qu’à Édouard Glissant ou Nicolas Poussin, Fayza explique en quoi la sectorisation des enseignements techniques, scientifiques et littéraires constitue une erreur. Au passage, elle souligne qu’en Tunisie, 64% des étudiants en matière scientifiques sont des femmes. Amina, docteur en mathématiques, acquiesce. En France, c’est l’inverse. Les femmes sont peu nombreuses dans ces filières. Pour des questions d’éducation ou de culture, a-t-on coutume de dire. Comment des freins culturels en France  se transforment-ils en booster en Tunisie ?

Au fur et à mesure de cette rencontre, au-delà de l’évidence de la solidarité entre  femmes, une communauté d’esprit apparaît. Elle ne se résume pas à l’usage d’une même langue qui faciliterait techniquement les échanges. À travers les parcours et la détermination des intervenantes, ce qui frappe, c’est que nous partageons la même approche. Nous entendons les mêmes mots. Nous croyons aux mêmes valeurs, celles de l’éducation et de la raison. Qu’elles soient investies en politique, dans la société civile ou l’enseignement, qu’elles s’interrogent sur la meilleure façon de faire avancer les droits individuels ou sur la meilleure façon de former les jeunes esprits, Tunisiennes et Françaises, nous partageons cette conviction fondamentale. La francophonie ne se résume pas à l’usage du français. La francophonie nourrit cette conviction : l’obscurantisme se combat par la raison. C’est en cela que nous parlons la même langue.

Laisser l’échelle pour les suivantes

Hier, à Tunis, une jeune femme de 30 ans s’est tuée dans un attentat visant des policiers. Originaire d’une zone rurale, elle était titulaire d’une licence en anglais des affaires, au chômage.

Nous pensons à nos amies. Aux professionnels du tourisme tunisien si précautionneux envers les visiteurs étrangers. Quelle tristesse ! Nous savons ce qu’elles ressentent. Dissiper cette bouffée de lassitude. Se dire qu’il est inconcevable que les obscurantismes l’emportent. La raison sera toujours la plus forte, grâce à l’éducation la plus large. Inlassables et indéfectibles, la raison et l’éducation fondent la démocratie.

Anja avait cité cette jolie formule : « après avoir gravi plusieurs échelons, il faut toujours laisser l’échelle pour les suivantes ». Une échelle permet de grimper plus haut mais aussi de jeter un pont entre deux rives.