De Charlie à Obono, la progression des insidieux

Il est des coïncidences révélatrices. 

À la veille de l’ouverture du procès des attentats contre Charlie, Valeurs Actuelle publie un conte assimilant la députée Obono à une esclave. Il est tentant d’englober le tout sous le concept de la liberté d’expression, comme si le racisme, même insidieux, pouvait se discuter. 

L’image publiée par Valeurs Actuelles est choquante. Elle a suscité une indignation unanime, au point que l’on oublie le texte qui accompagne ce dessin. Or, non seulement le conte imaginé par Valeurs Actuelles est contestable, mais il est aussi révélateur d’un mouvement insidieux dangereux. Sous couvert de débat républicain, tolérant, ouvert à tous, des positions inacceptables deviendraient subrepticement des positions qu’il conviendrait de contrer par la raison. Or, le racisme n’est pas une opinion raisonnable, c’est une position inadmissible.

Reprenons l’exercice auquel s’est livré Valeurs Actuelles. Passons sur la logique assimilant une personne à sa couleur. Tout a déjà été dit. La réduction de Valeurs Actuelles a des relents tout aussi racistes que le tweet de Danièle Obono saluant la nomination de Jean Castex par ces mots «  profil : homme blanc de droite bien techno ». Réduire quiconque à sa couleur est raciste. 

Mais il faut lire la fiction imaginée par Valeurs Actuelles pour mesurer ce qu’elle révèle d’une approche fausse vis-à-vis de l’esclavage destinée à rassurer la bonne conscience des sociétés qui l’ont pratiqué. 

Résumons ce conte. Danièle Obono se réveille dans une tribu africaine au XVIIIe siècle. Elle s’y sent bien jusqu’à ce que le chef du village l’abandonne à des nomades travaillant pour des négriers arabes. Arrêtons-nous sur ce début. Que faut-il comprendre ? Que l’esclavage a été inventé par ceux-là mêmes qui l’ont subi, les tribus noires africaines. Les Européens qui se sont livrés à la traite n’ont donc rien inventé.  Vieux réflexe enfantin du « c’est pas moi qui aie commencé ». Viens ensuite la deuxième. « Quand j’ai su, j’ai essayé de corriger ». 

Reprenons cette fiction. Après un long calvaire dans cette caravane d’esclaves, l’héroïne de ce conte est vendue à un Turc auprès duquel elle reste trois ans, période que le narrateur décrirait comme presque « heureuse [s’il] n’y manquait d’être maître de son destin ». Voici le bon vieux mythe du « bon maître » qui ne frappe pas son esclave, mais le loge, le nourrit et l’habille. Mais l’esclave est privée de liberté, l’auteur admet que l’héroïne de ce conte ne peut être heureuse. Elle y parvient cependant quand elle est rachetée par un chrétien blanc qui l’embarque pour Marseille. Et là, volontairement, ne connaissant personne, elle se rend de son plein gré dans un monastère où elle découvre la « chose la plus importante au monde  : aimer et être aimé. Tout le reste n’est que mascarade et esclavage ». Nous touchons là un des mythes destinés à consoler notre conscience face à l’esclavage, non seulement nous ne l’avons pas inventé, mais nous l’avons adouci. 

C’est le grand argument opposé à ceux qui s’attardent sur le Code Noir rédigé par Colbert. Ils seraient coupables de le lire avec des yeux contemporains sans tenir compte du contexte. Mais ce sont ceux-là qui conservent leurs visières du vingtième siècle pour interpréter ce règlement. Le Code Noir était une réglementation destinée à préserver la main d’oeuvre noire pour des raisons commerciales et non humanitaires. Il n’a pas adouci la condition des esclaves. Certes, le maître est désormais obligé de nourrir son esclave, mais c’est parce que le Code Noir retire à l’esclave la possibilité de posséder sa petite parcelle de terre destinée à sa propre culture vivrière (qui pouvait lui permettre de constituer des réserves pour s’enfuir). Autre recul fondamental, le statut des enfants né d’une esclave et d’un maître. Auparavant, la tradition était que cet enfant naissait libre, comme son père. Or, ces enfants étaient de plus en plus nombreux, et les propriétaires d’esclaves n’y trouvaient plus leur compte. Le Code Noir remédia à ce problème en posant que l’enfant d’une esclave demeurait esclave, quel que soit son père, sauf mariage des parents, que le maître avait toute liberté de refuser. Il est facile d’imaginer où se situait son intérêt. 

La question n’est pas de juger le Code Noir, il est seulement de décrire ce qu’il était, dans son contexte. Le rôle de l’histoire n’est pas de nous donner bonne ou mauvaise conscience. Ceux qui s’efforcent de lire ce passé en minorant le rôle des puissances qui se sont livrées à la traite se trompent autant que ceux qui prétendent faire porter la responsabilité de l’esclavage sur les épaules de responsables d’aujourd’hui. Il ne faut jamais confondre les individus avec les idées, les principes ou les croyances qui les lie, qu’il s’agisse d’une religion ou d’une nation. 

La critique du rôle de la France dans l’esclavage n’est pas l’accusation des personnes qui l’ont pratiqué il y a plusieurs siècles, et encore moins celle de leurs descendants. Tout comme la critique d’une religion n’est pas celle de ses fidèles. Les caricatures de Charlie visaient une entité, une religion, pas des personnes. La réduction de D. Obono à sa couleur de peau vise sa personne, pas ses idées. C’est en cela qu’elle relève du racisme, et qu’une enquête préliminaire a été ouverte. C’est en cela que la liberté d’expression s’applique aux caricatures de Charlie et pas au conte de Valeurs Actuelles.

(article publié par noslendemains.fr http://noslendemains.fr/de-charlie-a-obono-la-progression-des-insidieux/ )

Face à un virus, l’union nationale est une vue de l’esprit

Des millions de personnes obligées de rester à l’abri chez elles, des milliers qui meurent loin de leurs proches, une économie en panne, un pays qui s’endette à milliards, et un système politique forcé de se réinventer. Aucun secteur ne sortira indemne des crises engendrées par le virus. Pour autant, ce bouleversement impose-t-il d’en passer par l’union nationale?

Face à l’ennemi, il faut serrer les rangs! On oublie les divergences, on s’investit sur ce qui nous rassemble et l’on défend nos valeurs existentielles. Car si l’union nationale s’impose, c’est parce que notre existence même est menacée. 

Le virus menace-t-il notre existence? A l’évidence. D’abord, parce qu’il tue. Il asphyxie notre société car il altère nos équilibres économiques, financiers et sociaux – certains diront qu’ils aggrave ces déséquilibres – il détruit notre art de vivre, paralyse nos relations sociales, et confine notre vie politique. 

Autant de bonnes raisons pour oublier les querelles partisanes, les batailles d’ego et d’appareils, les postures politiciennes. Ne perdons plus de temps à ces postures superficielles, unissons-nous pour l’essentiel, contre l’ennemi, contre le virus. 

Sauf que le virus n’est pas un ennemi. Certes, il produit les mêmes effets qu’un ennemi organisé, dont la stratégie peut être déjouée et vaincue. Le virus sera vaincu par un vaccin. Mais d’ici là, nous serons dans l’impossibilité de déclarer notre victoire définitive. Nous ne pouvons que composer, plus ou moins efficacement, contre lui. 

Le virus n’est pas un ennemi, mais un obstacle

C’est en cela que le virus n’est pas un ennemi, mais un obstacle, qu’il nous faut dépasser afin de réorganiser notre vie commune. Or, s’il existe plusieurs façons de réorganiser notre vie commune, il existe également plusieurs façons de traiter un obstacle. Autant un ennemi doit être vaincu, autant un obstacle peut être détruit, contourné, aménagé, repoussé selon la méthode choisie pour en réduire au maximum les effets néfastes. Or, qui dit choix dit pluralité des propositions. Il est donc vain d’en appeler à une union nationale. Dans les circonstances, l’union peut être nécessaire, et même indispensable, mais il ne s’agirait pas d’une union nationale. Il s’agira du rassemblement derrière l’une des méthodes, celle qu’une majorité de Français jugera la mieux à même de réduire l’obstacle coronavirus. Définir et faire partager une méthode commune, c’est tout l’enjeu et la noblesse de la politique.

L’état de guerre, sans chef de guerre

Sous couvert de l’anonymat, des proches, soutiens, conseillers et autres visiteurs de l’Élysée commentent, s’interrogent, et parfois s’inquiètent publiquement à propos de la stratégie de communication du chef de l’État. S’agit-il d’un simple problème de communication ou d’une lacune politique?

Emmanuel Macron à Mulhouse (source site Élysée)

Dans Le Parisien, un proche révèle son angoisse : « il ne faudrait pas que les Français finissent par croire qu’il s’est déguisé en président! » tant le président Macron aime à exprimer sa solidarité avec les personnels spécialisés en revêtant les spécificités vestimentaires de leur fonction. Une tenue de pilote au début de son mandat; un masque, ou une charlotte, pour soutenir les soignants. La profondeur de ce questionnement politiquement existentiel sur la pérennité du pouvoir macroniste se résume en une formule aussi crue que triviale, le port de la charlotte est-il de nature à conforter ou à fragiliser la position du président ?

Car du masque arboré à Mulhouse à cette charlotte rieuse, ce que révèle cette inquiétude sur le déguisement, c’est un questionnement plus profond sur la place et le rôle du président dans cette crise. Emmanuel Macron tient à montrer son implication sur le terrain, mais en même temps, il ne veut rien perdre de sa stature élyséenne, pour ne pas dire jupitérienne. Après cette séquence de la charlotte, l’entourage présidentiel a cru utile d’expliquer,dans le Monde que le président en avait suffisamment fait pour indiquer où devait se situer l’action du gouvernement dirigé par Edouard Philippe. Il allait désormais prendre du recul et laisser son premier ministre gérer l’action immédiate. « Le président veut se réserver du temps pour déceler les angles morts de la crise et réfléchir à l’après. Il veut se redonner de la perspective et de la hauteur de vue » selon l’Élysée. 

La hauteur de vue est supposé être le propre du pouvoir présidentiel. 

Pourtant, aussitôt après cette précision publique, le chef du gouvernement accordait un long entretien à TF1 au cours duquel il répondait aux questions concrètes des Français et s’engageait à ne pas augmenter les impôts à l’issue de cette crise. Edouard Philippe n’a pas précisé s’il s’agissait d’une certitude personnelle ou d’un objectif commun avec le président de la République. De fait, il a démontré qu’un homme politique pouvait à la fois être dans l’action et dans la réflexion. 

La concomitance de ces deux séquences rappelle une vérité oubliée. En politique, comme ailleurs, l’action précède la communication. Elle ne s’y réduit pas. Or, à force de déplacements présidentiels au cours desquels la photo imprime mieux que la parole, ce sentiment semble  prévaloir. Que reste-t-il du déplacement présidentiel à Saint-Barthélémy d’Anjou? L’image d’une charlotte, et un discours toujours confus sur l’utilité des masques pour la population. La photo l’emporte parce que le discours manque de clarté. 

« Nous sommes en guerre! » a insisté Emmanuel Macron pour marquer le basculement entre deux époques. La formule a produit les effets escomptés. Avant, le pays demeurait insouciant, ou indifférent, face au virus. Désormais, chacune de nos actions est soumise aux règles imposées par le Covid-19. La prise de conscience a bien eu lieu, même si, parfois, le respect des consignes connaît quelques relâchements. Mais le terme de guerre a suggéré un changement de pratique politique qui tarde à venir au sommet de l’État. Emmanuel Macron n’a rien changé. Ni à sa pratique politique. Ni à son expression politique. Comme s’il pouvait passer d’un statut par la seule force du verbe. Comme si, politiquement, un chef de guerre se comportait comme un président. 

En France, la posture politique du chef de guerre est régie par des principes édictés par celui-là même qui a inspiré le style présidentiel de la Cinquième, le Général de Gaulle. Dans « Le fil de l’épée », paru en 1932, celui qui n’est pas encore l’homme du 18 juin décrit les qualités qui le conduiront à le devenir. Sa description des forces inhérentes à « l’homme de caractère », le chef de guerre, dessine le profil d’un chef politique confronté à une crise majeure. L’histoire politique française est trop marquée par la figure gaullienne pour s’affranchir de ce cadre. Emmanuel Macron le sait bien, qui aime émailler ses discours du nom du fondateur de la Cinquième. Pourtant, il ne parvient pas à endosser le costume décrit par de Gaulle. Bien sûr, il entend raréfier sa parole puisque « parler, c’est délayer sa pensée, épancher son ardeur, bref se disperser quand l’action exige qu’on se concentre » assure Charles de Gaulle. Lequel précise cependant : « la sobriété du discours accentue le relief de l’attitude ». Autrement dit, le silence n’est pas une fin en soit, il accompagne une attitude et des actes. La Reine Elisabeth II en a donné une version exemplaire hier soir. En seulement trois minutes, elle a délivré le message fort et attendu. 

La posture politique d’Emmanuel Macron, après avoir déclaré l’état de guerre, laisse perplexe. En apparence, rien n’a changé à l’Élysée. Le président n‘échange pas beaucoup plus avec ses partenaires européens – alors que sont évoquées les modalités du déconfinement -, ni ne consulte les oppositions dont il réclame qu’elles jouent l’union nationale, ni ne s’entretient avec les acteurs économiques, sociaux, sociétaux, éthiques ou intellectuels du pays, alors que cette crise sanitaire menace de bousculer la plupart de nos fondamentaux. Comme si cette guerre contre un virus n’avait pas besoin d’être dirigée, concertée, comprise et acceptée par le pays.

À moins que ce rôle de grand coordinateur soit dévolu au Premier ministre. De quoi nous rendre encore plus perplexe sur les ressorts du macronisme.