Des millions de personnes obligées de rester à l’abri chez elles, des milliers qui meurent loin de leurs proches, une économie en panne, un pays qui s’endette à milliards, et un système politique forcé de se réinventer. Aucun secteur ne sortira indemne des crises engendrées par le virus. Pour autant, ce bouleversement impose-t-il d’en passer par l’union nationale?
Face à l’ennemi, il faut serrer les rangs! On oublie les divergences, on s’investit sur ce qui nous rassemble et l’on défend nos valeurs existentielles. Car si l’union nationale s’impose, c’est parce que notre existence même est menacée.
Le virus menace-t-il notre existence? A l’évidence. D’abord, parce qu’il tue. Il asphyxie notre société car il altère nos équilibres économiques, financiers et sociaux – certains diront qu’ils aggrave ces déséquilibres – il détruit notre art de vivre, paralyse nos relations sociales, et confine notre vie politique.
Autant de bonnes raisons pour oublier les querelles partisanes, les batailles d’ego et d’appareils, les postures politiciennes. Ne perdons plus de temps à ces postures superficielles, unissons-nous pour l’essentiel, contre l’ennemi, contre le virus.
Sauf que le virus n’est pas un ennemi. Certes, il produit les mêmes effets qu’un ennemi organisé, dont la stratégie peut être déjouée et vaincue. Le virus sera vaincu par un vaccin. Mais d’ici là, nous serons dans l’impossibilité de déclarer notre victoire définitive. Nous ne pouvons que composer, plus ou moins efficacement, contre lui.
Le virus n’est pas un ennemi, mais un obstacle
C’est en cela que le virus n’est pas un ennemi, mais un obstacle, qu’il nous faut dépasser afin de réorganiser notre vie commune. Or, s’il existe plusieurs façons de réorganiser notre vie commune, il existe également plusieurs façons de traiter un obstacle. Autant un ennemi doit être vaincu, autant un obstacle peut être détruit, contourné, aménagé, repoussé selon la méthode choisie pour en réduire au maximum les effets néfastes. Or, qui dit choix dit pluralité des propositions. Il est donc vain d’en appeler à une union nationale. Dans les circonstances, l’union peut être nécessaire, et même indispensable, mais il ne s’agirait pas d’une union nationale. Il s’agira du rassemblement derrière l’une des méthodes, celle qu’une majorité de Français jugera la mieux à même de réduire l’obstacle coronavirus. Définir et faire partager une méthode commune, c’est tout l’enjeu et la noblesse de la politique.
Sous couvert de l’anonymat, des proches, soutiens, conseillers et autres visiteurs de l’Élysée commentent, s’interrogent, et parfois s’inquiètent publiquement à propos de la stratégie de communication du chef de l’État. S’agit-il d’un simple problème de communication ou d’une lacune politique?
Emmanuel Macron à Mulhouse (source site Élysée)
Dans Le Parisien, un proche révèle son angoisse : « il ne faudrait pas que les Français finissent par croire qu’il s’est déguisé en président! » tant le président Macron aime à exprimer sa solidarité avec les personnels spécialisés en revêtant les spécificités vestimentaires de leur fonction. Une tenue de pilote au début de son mandat; un masque, ou une charlotte, pour soutenir les soignants. La profondeur de ce questionnement politiquement existentiel sur la pérennité du pouvoir macroniste se résume en une formule aussi crue que triviale, le port de la charlotte est-il de nature à conforter ou à fragiliser la position du président ?
Car du masque arboré à Mulhouse à cette charlotte rieuse, ce que révèle cette inquiétude sur le déguisement, c’est un questionnement plus profond sur la place et le rôle du président dans cette crise. Emmanuel Macron tient à montrer son implication sur le terrain, mais en même temps, il ne veut rien perdre de sa stature élyséenne, pour ne pas dire jupitérienne. Après cette séquence de la charlotte, l’entourage présidentiel a cru utile d’expliquer,dans le Monde que le président en avait suffisamment fait pour indiquer où devait se situer l’action du gouvernement dirigé par Edouard Philippe. Il allait désormais prendre du recul et laisser son premier ministre gérer l’action immédiate. « Le président veut se réserver du temps pour déceler les angles morts de la crise et réfléchir à l’après. Il veut se redonner de la perspective et de la hauteur de vue » selon l’Élysée.
La hauteur de vue est supposé être le propre du pouvoir présidentiel.
Pourtant, aussitôt après cette précision publique, le chef du gouvernement accordait un long entretien à TF1 au cours duquel il répondait aux questions concrètes des Français et s’engageait à ne pas augmenter les impôts à l’issue de cette crise. Edouard Philippe n’a pas précisé s’il s’agissait d’une certitude personnelle ou d’un objectif commun avec le président de la République. De fait, il a démontré qu’un homme politique pouvait à la fois être dans l’action et dans la réflexion.
La concomitance de ces deux séquences rappelle une vérité oubliée. En politique, comme ailleurs, l’action précède la communication. Elle ne s’y réduit pas. Or, à force de déplacements présidentiels au cours desquels la photo imprime mieux que la parole, ce sentiment semble prévaloir. Que reste-t-il du déplacement présidentiel à Saint-Barthélémy d’Anjou? L’image d’une charlotte, et un discours toujours confus sur l’utilité des masques pour la population. La photo l’emporte parce que le discours manque de clarté.
« Nous sommes en guerre! » a insisté Emmanuel Macron pour marquer le basculement entre deux époques. La formule a produit les effets escomptés. Avant, le pays demeurait insouciant, ou indifférent, face au virus. Désormais, chacune de nos actions est soumise aux règles imposées par le Covid-19. La prise de conscience a bien eu lieu, même si, parfois, le respect des consignes connaît quelques relâchements. Mais le terme de guerre a suggéré un changement de pratique politique qui tarde à venir au sommet de l’État. Emmanuel Macron n’a rien changé. Ni à sa pratique politique. Ni à son expression politique. Comme s’il pouvait passer d’un statut par la seule force du verbe. Comme si, politiquement, un chef de guerre se comportait comme un président.
En France, la posture politique du chef de guerre est régie par des principes édictés par celui-là même qui a inspiré le style présidentiel de la Cinquième, le Général de Gaulle. Dans « Le fil de l’épée », paru en 1932, celui qui n’est pas encore l’homme du 18 juin décrit les qualités qui le conduiront à le devenir. Sa description des forces inhérentes à « l’homme de caractère », le chef de guerre, dessine le profil d’un chef politique confronté à une crise majeure. L’histoire politique française est trop marquée par la figure gaullienne pour s’affranchir de ce cadre. Emmanuel Macron le sait bien, qui aime émailler ses discours du nom du fondateur de la Cinquième. Pourtant, il ne parvient pas à endosser le costume décrit par de Gaulle. Bien sûr, il entend raréfier sa parole puisque « parler, c’est délayer sa pensée, épancher son ardeur, bref se disperser quand l’action exige qu’on se concentre » assure Charles de Gaulle. Lequel précise cependant : « la sobriété du discours accentue le relief de l’attitude ». Autrement dit, le silence n’est pas une fin en soit, il accompagne une attitude et des actes. La Reine Elisabeth II en a donné une version exemplaire hier soir. En seulement trois minutes, elle a délivré le message fort et attendu.
La posture politique d’Emmanuel Macron, après avoir déclaré l’état de guerre, laisse perplexe. En apparence, rien n’a changé à l’Élysée. Le président n‘échange pas beaucoup plus avec ses partenaires européens – alors que sont évoquées les modalités du déconfinement -, ni ne consulte les oppositions dont il réclame qu’elles jouent l’union nationale, ni ne s’entretient avec les acteurs économiques, sociaux, sociétaux, éthiques ou intellectuels du pays, alors que cette crise sanitaire menace de bousculer la plupart de nos fondamentaux. Comme si cette guerre contre un virus n’avait pas besoin d’être dirigée, concertée, comprise et acceptée par le pays.
À moins que ce rôle de grand coordinateur soit dévolu au Premier ministre. De quoi nous rendre encore plus perplexe sur les ressorts du macronisme.
Hier soir, des voitures ont brûlé devant le siège du journal le Parisien. Qu’il s’agisse d’un incendie volontaire ou accidentel, la lecture des échanges sur Twitter à ce sujet était saisissante. D’un côté, ceux qui s’indignaient, à juste titre, d’un nouvel acte violent et dangereux contre la presse. De l’autre, ceux qui banalisaient et justifiaient, parfois, cette forme d’action. Avec une virulence et une haine d’autant plus fortes qu’elles émanent de comptes anonymes.
Au terme de sept samedis de mobilisation, force est de constater que le nombre des gilets jaunes présents sur le terrain faiblit. Le constat « quantitatif » est indiscutable, même si, sur le plan « qualitatif », personne ne prétend que la crise révélée par le mouvement est résolue.
Pour autant, alors que reflue la vague jaune, les cailloux qu’elle a charrié restent sur la grève. Des actions violentes contre les structures de notre société et des agressions verbales ou physiques contre leurs représentants : les responsables politiques, et le premier d’entre eux, le président de la République ; une préfecture et ses employés ; les forces de l’ordre au contact des manifestants et qui exercent leur mission au nom de la société ; ou contre les médias qui rendent compte du mouvement. Des slogans ou des gestes (la quenelle) xénophobes, racistes, antisémites et vantant la volonté de détruire le « système », autrement dit notre organisation démocratique.
Les gilets jaunes s’exprimant dans les médias balaient ces actes condamnables en les renvoyant à des gestes minoritaires, non assimilables à l’ensemble du mouvement, sans pour autant exclure leurs auteurs inconnus. Le propre de ce mouvement étant que personne ne rejette personne, car le rassemblement n’appartient à personne. Le mouvement des gilets jaunes est anonyme. Personne ne le représente, ou à l’inverse, tout le monde le représente. Personne ne peut prétendre le diriger. Personne ne souhaite, d’ailleurs, endosser publiquement cette responsabilité.
Né sur les réseaux sociaux, le mouvement des gilets jaunes en a adopté la principale facilité : l’anonymat. La première caractéristique de ce mouvement, décrit comme protéiforme, est en réalité qu’il est anonyme, sans responsable, et par conséquent irresponsable. Deux qualités appréciables du point de vue de ceux qui se sentent les oubliés de l’action publique, accablés par des élites qui les ignorent. L’anonymat a un goût de vengeance. Il permet de se sentir aussi irresponsable et impuni que sont soupçonnées l’être les élites honnies. Le terme a été repris pour qualifier un ancien collaborateur de l’Élysée, alors qu’il est poursuivi par la justice et soumis à un contrôle judiciaire. La revanche de l’impunité génère des actions violentes à visage masqué, dans l’anonymat du groupe.
La propagation en masse de fausses informations sur les réseaux sociaux a déjà soulevé cette problématique. L’identité de l’émetteur constitue la première étape de la crédibilité d’une information. Les médias dits « traditionnels », visés par les manifestants, sont des médias identifiés dans lesquels travaillent des journalistes professionnels qui signent leurs articles. A contrario, les réseaux sociaux permettent à des personnes cachées sous pseudo ou à des robots créés par des humains masqués d’agir comme des journalistes ou des citoyens supposés identifiables, mais qui en réalité ne le sont pas. L’effet masse crée la crédibilité d’une fausse information. L’anonymat autorise l’irresponsabilité. Il décuple l’expression de toutes les haines et de toutes les violences. Aussi choquante que soit cette évolution, elle est un fait qui s’impose à notre société.
L’enjeu soulevé par le mouvement des gilets jaunes n’est pas seulement celui d’une crise économique, sociale et politique, il est celui de la résistance des démocraties aux pièges de l’anonymat et de l’irresponsabilité.
Quelle différence y a-t-il entre un dialogue et une négociation ? Le premier peut se concevoir comme un échange entre des personnalités différentes, mais de bonne volonté, à la recherche de points d’entente. La seconde s’établit entre des parties sans état d’âme à la recherche d’un accord évalué en fonction de leurs intérêts. Le distinguo peut paraître ténu. Pourtant, il marque la distance qui éloigne désormais les élus locaux de l’Élysée.